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publié par Mélanie Fazi le 19/01/15
Robi - "Mettre des mots à l'endroit de nos manques"

Deux ans plus tôt, presque jour pour jour, nous avions rendez-vous avec Robi dans le même quartier pour une autre interview, peu avant la sortie de son premier album L’hiver et la joie. Aujourd’hui, à quelques pas du café où s’était déroulé l’entretien, c’est de La cavale que nous allons parler. Le décor est cette fois celui d’un appartement offrant une vue superbe sur le ciel qui s’assombrit au-dessus de Paris. L’impression qui prédomine est celle de la fin d’un cycle et du début d’un nouveau : d’un hiver à un autre, d’un album au suivant. Il y a eu, entre-temps, des concerts, des projets, de nouveaux morceaux, des rencontres et discussions au sortir de la scène, et quelques tatouages apparus sur la peau de Robi comme pour marquer plus concrètement le passage du temps.

C’est toujours captivant, touchant aussi, de regarder un projet évoluer sous nos yeux, de le voir franchir une étape après l’autre. Plus on apprend à connaître la démarche, mais aussi la personne qu’on découvre derrière la musique, et plus les questions naissent d’elles-mêmes et se bousculent. On en plaisantera en cours d’interview, mais la durée dépassera nettement celle dont nous avions convenu au départ : on a tellement envie d’en savoir plus sur le processus qui a donné naissance à ce si bel album, sur l’endroit d’où naissent ces chansons-là, cette écriture qui ne ressemble à aucune autre. Et il y a, face à nos questions, tant de réponses passionnantes sur lesquelles rebondir. L’heure tournant, c’est à grand regret qu’on se décide à mettre fin à l’entretien, mais avec la sincère reconnaissance que Robi se soit prêtée au jeu de si bonne grâce.

Notre interview précédente remonte à deux ans, juste avant la sortie de L’hiver et la joie. Comment as-tu vécu ces deux années et tout ce qui s’est passé autour de ce premier album ?

C’est très difficile d’en faire un bilan, ne serait-ce que par le peu de temps qui nous sépare finalement de la sortie de l’album précédent. Deux ans, c’est long mais c’est très court. À la sortie de l’album, il y a eu une assez jolie tournée qui nous a amenés sur cinquante à soixante dates et qui nous a vus parcourir pas mal de kilomètres, et puis beaucoup de rencontres, beaucoup d’interviews, de questions, de surprises, de déceptions aussi parfois. Ça a été extrêmement intense, ça nous a demandé à tous et à moi la première beaucoup de travail, beaucoup de remises en question, beaucoup d’apprentissage. J’ai un peu de mal en général à regarder en arrière en ayant une image précise de ce que j’ai vécu, et en particulier de cette période qui était tellement intense émotionnellement, artistiquement et professionnellement qu’il s’en dégage des sentiments très contrastés. J’ai connu de grandes peurs, de grandes terreurs qu’il a fallu surmonter, j’ai connu de grandes joies dont je n’ai pas toujours su profiter, parce que happée par l’étape d’après. Mais en tout cas, c’était extrêmement riche comme période. Comme probablement aucune période de ma vie ne l’avait jamais été.


As-tu été surprise par les réactions à cet album ?

Je ne sais pas bien si j’ai été surprise, parce que je n’attendais pas grand-chose. C’est l’avantage et l’apanage d’un premier album : on est très vierge soi-même et le public encore davantage, du coup je n’avais pas tellement d’attentes. En plus, c’est un album que j’ai vraiment fait dans une forme de renoncement — c’est-à-dire qu’après m’être cherchée pendant très longtemps, et avoir cherché à être quelque chose pendant très longtemps, j’ai fait l’album du renoncement, dans le sens où j’ai fait exactement ce que j’avais envie de faire, avec les manques et les défauts qui sont les miens, mais du coup avec une grande candeur et aussi sans attentes. Donc, si j’ai été surprise, c’est par la chaleur de l’accueil que j’ai pu recevoir, et puis par le fait de m’être sentie comprise par certains, alors qu’a priori j’étais persuadée que ce que je faisais ne trouverait pas forcément d’écho, parce que c’était assez particulier — ça on me l’a dit malgré tout, on me l’a répété, que c’était particulier, assez inclassable. On continue d’ailleurs sur le deuxième à parler de singularité, de cette forme d’inclassable dans laquelle je me situe à la fois volontairement et involontairement, c’est-à-dire qu’il y a beaucoup de choses que je ne veux pas être, que je ne veux pas faire, pas forcément d’ailleurs de façon cérébrale mais de façon obsessionnelle. Et à force de réunir des « je ne suis ni ça, ni ça, ni ça », je finis effectivement par devenir quelque chose, même si c’est un peu singulier. Et j’ai été un peu surprise, oui, qu’il y ait des gens pour entendre ça et pour se reconnaître là-dedans, et très heureuse de ça. En même temps il y a beaucoup de gens qui n’ont pas compris, mais je ne cherche pas l’unanimité : je ne la trouve même pas au sein de ma propre personnalité, alors je ne la demande pas aux autres.

Est-ce que ce n’est pas en partie la règle du jeu à partir du moment où quelque chose est fait de manière sincère et personnelle ?

Oui, après il y a probablement des objets de création qui sont nés d’une sincérité totale et qui rencontrent une adhésion massive, mais je pense que c’est relativement exceptionnel et en l’occurrence ça n’a pas été mon cas, mais j’ai reçu un bel accueil critique, c’est certain. Même si ce n’est pas un projet qui a vocation à séduire les foules et les masses.

Sur la question de l’accueil réservé à ton premier album, tu disais dès la période de sa sortie, dans une interview sur le site du Figaro : « Je me sens étrangement comprise alors même que j’avais terriblement l’impression que ce ne serait pas le cas. »

Quand on avait fait écouter les maquettes à d’assez rares personnes dans le milieu de la musique, on nous avait tendu un miroir qui pouvait être assez inquiétant. Beaucoup des gens qui ont entendu les morceaux nous ont dit « Hou là là, c’est quand même très sombre, très singulier, avec ça vous n’avez pas beaucoup de chances de vous en sortir ou de faire quelque chose ». Et ma foi, l’histoire a montré que les gens n’ont pas forcément besoin de se retrouver dans un projet extrêmement simple et que la complexité, la nuance, les contrastes peuvent parler, parce qu’on est tous des êtres de complexité, de nuances et de contrastes.

Il y a deux ans, tu parlais de l’évidence qu’il y avait eu à sortir l’album sur votre propre label, ce qui t’offrait, disais-tu, « une liberté artistique non négociable ». Les choses ont changé entre-temps puisque La cavale sort chez At(h)ome. Pourquoi ce changement d’optique, et la démarche en est-elle modifiée ?

En fait, ce n’est pas tellement un changement d’optique. D’une part parce que la signature en label est une signature en licence, qui intervient une fois que le produit est fini et finalisé. En l’occurrence l’album était terminé, donc les gens qui sont venus nous voir ne pouvaient qu’adhérer complètement au projet pour avoir envie de signer avec nous. De ce fait, ma liberté est restée totale. Et puis par ailleurs, c’est le choix d’un label particulier, un label d’artisans qui se bat depuis dix ans avec courage et pragmatisme dans une industrie du disque quand même relativement ravagée, et qui, dans leur économie et leur vision de la musique, sont très proches de ce pour quoi nous nous battons avec notre propre label. Donc c’est à la fois un soutien dont on avait véritablement besoin, parce que c’est très difficile d’être seul, économiquement et aussi pragmatiquement. Et en même temps, ce n’est à aucun moment un renoncement quelconque, c’est un petit label dont l’échelle économique ressemble à la nôtre, ce sont des partenaires qui artistiquement adhèrent complètement au projet, et qui se battront avec nous avec la même ardeur et en même temps la même humilité, car c’est une toute petite PME.


Par rapport au fait d’avoir sorti L’hiver et la joie sur votre propre label, y a-t-il eu des difficultés que vous n’aviez pas anticipées ?

On n’en avait anticipé aucune. (rires) On a été confrontés à énormément de difficultés, comme n’importe qui se lançant dans une entreprise artistique, commerciale ou intellectuelle dont il ne connaît rien. C’est vrai que mon compagnon Frank Loriou avait quelques connaissances du milieu musical pour y travailler depuis longtemps, mais dans un domaine très particulier qui est celui du graphisme et de l’image, et donc on a été novices en toutes choses. On n’avait pas anticipé la charge de travail que ça représentait, l’énergie que ça nécessitait, on y est allés cœur vaillant la fleur au fusil avec beaucoup d’envies, beaucoup de foi, et beaucoup de fatigue, beaucoup d’angoisses et de difficultés. Mais on ne le regrette absolument pas. Je pense que c’est ce qui nous a permis d’aller à cet endroit, d’aller aussi loin avec cet album malgré le fait qu’on n’avait pas de maison de disques derrière, ni de grandes connaissances des dimensions juridiques, pragmatiques, économiques et de tout ce que ça impliquait. On est un petit peu fatigués, mais on l’a refait sur le deuxième album, un peu aidés maintenant par le label At(h)ome – enfin beaucoup aidés, mais ils sont arrivés plus tard dans le processus. Si c’était à refaire, on le referait, mais effectivement ça demande beaucoup d’énergie.

Est-ce que tu as abordé l’étape particulière du deuxième album différemment par rapport au précédent ?

Oui et non. Pour ce qui est de l’écriture, à la fois différemment dans le sens où j’ai vraiment écrit toute seule en utilisant des moyens un peu alternatifs, je me suis plongée dans Logic en n’y connaissant rien, je me suis autorisée à être autodidacte une fois de plus dans un domaine que je ne maîtrisais pas. Du coup c’était à la fois très excitant, très enrichissant, mais j’y suis allée avec la même candeur que sur le premier album. Par contre, ce qui a changé, c’est une fois les morceaux faits, une fois la matière réunie et extraite de soi, quand il s’est agi de pousser les arrangements, de réfléchir à ce que voulait dire ce deuxième album, en quoi il était différent, en quoi il était la continuité du premier, comment ça allait être reçu, quelles étaient les attentes potentielles du public, quelles étaient les miennes, suite à tous les merveilleux retours que j’avais eus sur le premier. Tout ça est très différent sur un deuxième album. Sur le premier, je n’avais aucune attente. Sur le deuxième, on voudrait n’en avoir aucune, mais c’est extrêmement difficile de se départir d’un acquis, de quelque chose qu’on a gagné en creusant de ses mains. À l’intérieur de soi, qu’on le veuille ou pas, même si on lutte pour ne pas y penser, on a terriblement envie que ça continue, il ne faut pas se mentir. Et évidemment, du coup, on est gagné par des angoisses qu’on ne connaissait pas.

La peur de perdre ce qui a été acquis entre-temps ?

Oui, la peur de se planter, la peur d’un accueil plus tiède voire très critique. Et puis quand on a goûté à la joie de la possibilité de vivre de sa musique, même si on en vit chichement, même si ce n’est pas la gloire, on a envie de pouvoir continuer à vivre du métier qu’on aime faire. Donc ça crée des petites tensions intérieures.

Tu as cette fois écrit toutes les chansons entièrement seule, là où les précédentes étaient co-écrites, avec Jeff Hallam pour la plupart. Le processus d’écriture en a-t-il été transformé ?

Oui, dans le sens où comme j’arrivais auprès de Jeff avec un texte et des mélodies, souvent des tournures et rythmiques, mais aucune proposition d’arrangements, de composition en termes d’accords, d’harmonisation, etc, et qu’en l’occurrence il était bassiste et que c’est aussi pour ça que je suis allée vers lui, c’était un album très bassistique, construit sur des bases rythmiques et bassistiques. Du fait que je ne sois pas bassiste et que j’aie fait cette démarche du deuxième album toute seule, c’est évidemment un album différent. J’ai utilisé ce que je sais faire, jouer chichement du clavier, chercher et trouver des sonorités sur mon ordinateur, sur des claviers. Donc c’est un album qui est moins bassistique et plus axé sur les claviers. Plus axé sur la voix aussi, puisque comme j’ai travaillé seule et que je me suis enregistrée seule, j’ai beaucoup travaillé autour de la voix, qui était mon outil principal, celui que je maîtrise encore le mieux, pour ne pas maîtriser grand-chose. En ça, effectivement, c’est un album très différent mais qui en même temps, je crois, ne renie en rien le premier, dans une véritable continuité.


La place centrale que prend la voix sur cet album est effectivement ce qui frappe tout de suite en le découvrant. Mais il y a aussi une ampleur différente dans le chant, et on se demande dans quelle mesure elle est liée à une évolution personnelle de ta voix ou au travail réalisé sur le son et la façon de la mettre en avant.

Je pense qu’il y a deux dimensions. La première, c’est qu’entre-temps il y a eu quand même un an et demi de tournée, et donc de travail de la voix projetée, que je n’avais pas forcément pu connaître avant. J’avais évidemment chanté en live mais de façon beaucoup plus sporadique, puisque quand on n’a pas l’opportunité d’avoir un tourneur et de faire une tournée, c’est quand même beaucoup plus ponctuel. Et je pense que ce travail sur la voix, le fait que j’aie eu envie reprendre des cours de chant et de travailler cet aspect-là, a probablement libéré quelque chose d’un peu pudique, une forme d’illégitimité que je pouvais ressentir, et je me suis probablement autorisée à être plus généreuse de moi-même et avec moi-même. Et puis je me suis rendu compte que ce travail des mots, ce travail de la musicalité des mots ne pouvait être véritablement sensible et entendu qu’à partir du moment où je jouais le jeu de la voix. Il y a un moment donné où un mix à l’anglo-saxonne, quand on se prévaut d’écrire des textes qui aient un peu de corps et de sens, justement, n’a plus grand sens. J’avais envie de m’offrir et d’offrir aux mots un peu plus de place.

Il y a aussi un travail sur les différentes nuances du chant selon les morceaux. En particulier sur la dernière chanson, « La cavale », où on a l’impression d’entendre trois voix différentes : la voix très tendue du début, la voix plus douce ensuite (même si le texte ne l’est pas vraiment), et puis ce chœur qu’on n’identifie pas tout de suite comme étant ta propre voix.

Je me suis rendu compte que j’ai été longtemps persuadée d’être extrêmement limitée vocalement en termes de tessiture, jusqu’à m’apercevoir que je l’étais, mais pas vocalement. Je m’interdisais des espaces d’imaginaire, des espaces mentaux, des espaces d’existence, et ces différentes voix sont toute l’étendue des endroits où je peux être. À l’intérieur de chacun, on a tout un paysage plus ou moins étendu, et ça se travaille : pas uniquement techniquement, ça se travaille aussi mentalement, en termes d’imaginaire, d’ouvrir l’espace de son propre paysage, de son propre horizon. Et je crois que c’est une des faveurs du temps qui passe et de l’âge : le temps avançant, assez étrangement, certains horizons s’ouvrent.

Tout ce travail sur la voix est-il un des aspects sur lesquels vous avez collaboré avec Katel, qui a co-réalisé l’album ?

Tout à fait, c’est elle qui a enregistré les voix de l’album, hormis sur un ou deux morceaux où on a conservé les voix des prémaquettes dont on était trop contents pour avoir envie de les violenter, de les bouger ou de les changer. Ça a été un travail extrêmement bref puisqu’on est parties trois jours toutes les deux, mais effectivement elle a elle-même un rapport à la voix, elle a une expérience, une connaissance de cet outil qui est merveilleux. Et par sa bienveillance et sa douceur, et par quelques techniques, trucs et astuces dont elle m’a fait bénéficier, je pense qu’elle m’a, sur certains morceaux, fait passer des caps, c’est certain, qui n’attendaient qu’à être passés mais dont elle a été le déclencheur.

En dehors de la question de la voix, sur quoi d’autre avez-vous travaillé ensemble ?

En fait, elle est arrivée relativement tard sur le projet : quand on a eu terminé d’enregistrer ce qu’on croyait être des prémaquettes avec Valentin et Bertrand, on s’est posé la question d’un réalisateur. Et à l’écoute de ce que nous avions fait ensemble, finalisé ensemble sur la base de ce que j’avais composé, nos différents partenaires, que ce soit notre attachée de presse, notre tourneur Yapucca, etc, nous ont tous dit qu’en fait tout était là et qu’ils ne voyaient pas très bien le sens de faire appel à un réalisateur pour repartir à zéro. Mais par ailleurs, je sentais que certains morceaux étaient encore enfermés dans une forme de linéarité, une forme de point de vue unique qui est le mien, et j’avais envie et besoin qu’un regard se pose, un regard bienveillant.

Ça faisait très longtemps que je pensais à travailler avec Katel et je lui ai soumis cette proposition. Au départ il était question qu’elle me donne son expertise sur quelques morceaux, et puis son expertise était tellement judicieuse et intéressante qu’on a pensé les choses autrement et qu’on lui a demandé d’être co-réalisatrice de l’album – ce qui est un peu nébuleux comme terme, mais elle a ouvert le champ d’énormément de morceaux, soit par des contrepoints harmoniques, soit par l’émergence, la création de petits thèmes, de petits riffs qui viennent donner toute leur efficacité ou toute leur richesse à tel ou tel morceau. Et elle a fait un vrai travail de dentelle, c’est-à-dire qu’à aucun moment il n’a été question pour elle de prendre un morceau et de le sacrifier à l’aune de sa vision égotique : elle a vraiment été une accoucheuse et elle a fait ça incroyablement bien. On a aussi retravaillé pas mal de structures ensemble, elle avait une vision très intéressante sur les structures des morceaux, qui pouvaient être un petit peu compliquées ou manquer de fluidité. Tout ça de façon extrêmement douce et parcimonieuse, et en même temps apportant une transformation non pas radicale mais réellement nécessaire, et dont je suis extrêmement heureuse. Ça a été en plus un travail extrêmement simple, humainement et artistiquement, une rencontre professionnelle et artistique évidente.


Il y a effectivement un travail intéressant sur les structures de certains morceaux qui sont parfois vraiment sur le fil. Par exemple sur un morceau comme « Le chaos », avec la façon dont le chant est déroulé, il suffirait de peu pour que la structure se casse la figure, mais ça marche.

Je ne sais pas, j’ai beaucoup de mal à en parler de façon intellectuelle, parce que la construction d’un morceau est tellement empirique… Pourquoi a-t-on l’impression (à tort ou à raison, mon sentiment n’est pas forcément universel), mais pourquoi moi toute seule, ou les garçons et moi, ou Katel et moi, d’un seul coup, tombons sur quelque chose dont nous décidons qu’il fonctionne, avec ses défauts, ses faiblesses, ses maladresses… Je ne sais pas pourquoi ni comment ça fonctionne, c’est un travail de sensibilité, de ressenti. Alors qu’en dire, je ne sais pas.

Certaines chansons produisent un effet très particulier qui n’était pas aussi marqué sur l’album précédent : sur des morceaux comme « Le vent », « Le chaos », « À toi » ou « Par ta bouche », il y a un ressenti très fort, une vraie émotion transmise, alors même qu’on n’est pas bien sûr de comprendre précisément de quoi parle le texte. Les mots ont une résonance particulière.

Ma foi, j’en suis ravie. Je ne fais pas de la chanson récitative, et je ne cherche pas l’opacité à tout prix. Moi, a priori, je sais à peu près de quoi parlent ces morceaux, intimement. Mais l’utilisation de certains mots ou de certaines formules est parfois mystérieuse à moi-même, pourquoi cette image-là me vient quand je parle de ça. Je pars juste du principe que si cette magie opère sur moi, peut-être qu’elle opérera sur d’autres. Si moi, cette image-là me fait frissonner, peut-être que ce sera le cas d’un d’entre nous, de deux d’entre nous, de trois d’entre nous... Et je ne cherche rien d’autre qu’à frissonner et à faire frissonner. Plus que d’être comprise dans le sujet même des morceaux, l’endroit où l’être humain a besoin d’être compris, c’est en termes d’émotions partagées. Donc j’en suis très heureuse si c’est le cas. Je préfère qu’on ne me comprenne pas mais qu’on ressente avec moi plutôt que l’inverse.

C’est un ressenti vraiment très particulier sur ces morceaux, qui comportent des images poétiques très belles. Il semble y avoir deux tendances qui se détachent plus ou moins dans tes textes : certains, comme « L’éternité » ou « Nuit de fête », sont très directs et épurés, là où d’autres, comme « Le vent » ou « Le chaos », reposent sur des images poétiques plus complexes.

« Nuit de fête » en particulier est peut-être le plus évident, le plus lumineux — même si, dans chaque chose que j’écris, il y a un double sens. Il y a deux lectures possibles de ce texte, peut-être même davantage, mais en tout cas il y a quelque chose qui est dit, une prise de parole et même une adresse. Alors que beaucoup d’autres morceaux ont plus à voir avec la tentative que je fais de me comprendre moi-même, et du coup ils gardent un mystère pour moi aussi. Mais c’est très compliqué, je ne sais pas ce que j’écris ni comment je l’écris… Et je n’ai pas d’explication à donner, parce que moi-même je ne sais pas.

Même pour l’auditeur, c’est assez mystérieux. Il se passe quelque chose de fort, mais on a du mal à trouver les mots pour le décrire.

C’est parce qu’en fait, ces morceaux sont vraiment des morceaux d’émotion. Je ne raconte pas quelque chose, je tourne autour de quelque chose, d’un noyau, une émotion très forte que j’essaie, moi, d’apprivoiser, que j’essaie de comprendre, de maîtriser, de sentir, d’approcher, et du coup l’essentiel de mon besoin créatif est juste un besoin d’essayer… non pas forcément de contenir ces émotions, mais de les vivre pleinement pour ne pas me laisser envahir et détruire par elles. Donc ce sont des émotions. Dans cette mesure-là, il n’y a pas grand-chose d’autre à en dire que ce que j’ai tenté d’en dire, et pas grand-chose d’autre à en comprendre que ce que j’ai tenté d’en comprendre moi-même. Enfin si ça parle à certains, tant mieux.


Le titre de l’album, La cavale, fait penser à ta chanson « Ma route », l’idée de fuite, de course après quelque chose, après le temps, après soi-même, là où le titre de L’hiver et la joie renvoyait à la notion de dualité qui est au cœur de ta musique. Pourquoi avoir choisi ce titre ?

Parce que j’ai l’impression que la vie est une cavale, que c’est un voyage sans destination, une fuite en avant permanente. Effectivement, on court après le temps tout en essayant de l’arrêter, on court après des réponses, on court après une réussite, une réalisation qui ne vient jamais, parce qu’en fait il n’y a qu’un chemin, il n’y a jamais d’endroit où se reposer, où se trouver. Il n’y a pas d’endroit où se construire d’autre que sur ce chemin qui, encore une fois, est sans destination, ou en tout cas une destination commune que nous connaissons tous et qui ne mènera nulle part. On apprend pour rien, on vit pour rien, on aime pour rien, avec cette connaissance terrible que tout ça est pour rien et que malgré tout il faut habiter ça. En tout cas c’est un de mes grandes interrogations, qui sont probablement assez puériles, mais dont je ne me remets pas : pourquoi tout ça ? Pourquoi écrire, pourquoi manger, pourquoi se lever, pourquoi aimer, pourquoi tout a une fin, et nous les premiers ? Donc voilà, j’ai l’impression que, de la naissance à la mort, on est un peu en cavale de nous-mêmes.

La chanson-titre fait partie de celles dont le texte semble le plus évident, et renvoie à ce dont tu parlais : le fait de se battre contre soi-même, d’essayer d’apprendre à se connaître, à se comprendre, presque à se maîtriser, et à ne pas y arriver.

Oui, à se tolérer, à se vivre… C’est ça, c’est un morceau qui dit notre incapacité à être tranquillement. Et ça n’aurait pas de sens d’être tranquillement : un arbre est tranquillement, une pierre est tranquillement, on peut poser la question de ce qui est des animaux... Pour nous, sachant notre finitude, comment être tranquillement, comment donner du sens à tout ça, sans dieu ni maître, c’est extrêmement compliqué pour la grande romantique et la grande pragmatique que je suis.

Ce qui renvoie aussi aux paroles de « La finitude », sur l’album précédent : « Marcher l’instant, boire à la mort. »

C’est ça, oui. À la limite, c’est même le versant le plus positif de cette grande interrogation, marcher l’instant, boire à la mort, dans le meilleur des cas. J’ai traversé une très longue période dont j’espère qu’elle est derrière moi, où j’avais véritablement l’impression que pour avoir expérimenté l’amour, l’enfantement, pour avoir expérimenté une forme de réussite, en tout cas d’avoir eu l’impression d’avoir été comprise, d’avoir expérimenté toutes ces choses après lesquelles les hommes courent et de voir à quel point ça ne satisfaisait toujours pas ma quête de sens, m’a plongée dans un désespoir terrible. Mais ce désespoir, il faut bien s’en remettre, il faut renoncer même au renoncement.

Dans une interview récente sur le blog « Les Chroniques de Mandor  », à la question de savoir si le fait de créer de la musique aidait à aller mieux, tu répondais : « On va mieux l’espace d’un instant, l’espace d’un bon concert, l’espace d’un moment d’écriture réussi… mais dans l’absolu, est-ce qu’on va mieux ? » La question essentielle ne serait-elle pas plutôt, finalement, de savoir si la musique que l’on crée peut aider les autres à aller mieux, à se sentir moins seuls ?

C’est très difficile de savoir dans quelle mesure ça console qui que ce soit. Moi, j’ai un mal fou à me positionner en tant que telle. Mais par ailleurs il y a des artistes, des chansons, des films, qui dans leur lucidité, dans leur interrogation de la vie, de la mort, de l’amour, et dans le fait que je me sente moins seule à me poser ces questions, me consolent. Quand on me dit, et c’est quelque chose qui m’a toujours frappée, d’aucuns disent que je fais de la musique sombre — on voudrait que l’art soit consolateur en ce qu’il serait joyeux. Mais non, il est consolateur justement dans ce qu’il met des mots à l’endroit de nos tristesses, à l’endroit de nos manques, à l’endroit de nos quêtes, quand on ne sait pas nous-même forcément en mettre, et c’est ça qui est consolateur : c’est de trouver dans les mots, dans les images, dans l’imaginaire d’un autre ce qu’on a du mal à se formuler pour soi. C’est ça qui est consolateur, pas qu’on vienne me chanter les petits oiseaux devant ma porte. Je ne dis pas que ça ne fait pas du bien de temps en temps, on a besoin de joies simples et de joies premières, et heureusement j’en ai dans ma vie et on en a tous, mais ce qui est profondément consolateur, c’est de n’être pas seul dans sa détresse. Et de partager ces interrogations, de rompre cette solitude effectivement. Alors je ne sais pas du tout dans quelle mesure je peux apporter ça à qui que ce soit, je m’interdis d’y penser et de me soumettre à ça, parce que ça voudrait dire que je prends sur moi une responsabilité qui n’est pas la mienne. Mais par ailleurs, évidemment que ça me touche infiniment quand par hasard on me dit que mon émotion est une émotion partagée. De la même manière que je suis heureuse de partager les émotions des autres.

(c) Frank Loriou

Sur un plan visuel, la pochette de l’album et la vidéo de « L’éternité » ont un côté plus lisse, plus affiné que le visuel de l’album précédent qui était vraiment très brut. Ce qui correspond bien à leurs ambiances respectives.

Effectivement, quand on a pris un peu de recul sur ce qui avait été fait, produit, sur la matière de ces morceaux, sur leur confection, sur leur habillage, sur leur traitement, on n’avait pas la même matière sous la main, dans les yeux et dans les oreilles, et il fallait traduire ça visuellement. Il ne s’agit pas de renoncer à une forme de rugosité ou de radicalité, parce que je pense que par ailleurs le nouveau visuel porte quelque chose d’assez contrasté et d’assez radical en soi, mais aussi de plus lumineux, de plus soyeux. Un peu comme une soie noire qui reflèterait autrement la lumière. On est sur quelque chose de… je ne sais pas, plus sophistiqué, mais en tout cas de plus délicat. Et j’avais envie que cette délicatesse-là – on avait envie, puisque c’est Frank Loriou qui a fait la pochette et la photo, que ça se traduise à l’image et qu’il y ait une cohérence entre l’intérieur et l’extérieur.

Sur tes deux pochettes d’albums, tu es tournée vers l’objectif et tu fermes les yeux. Mais le ressenti est très différent, et la pochette de La cavale dégage deux impressions contradictoires : d’assurance et de sérénité d’une part, mais aussi de quelque chose que tu gardes secret, d’un regard tourné vers l’intime, vers l’intérieur.

Je ne saurais le dire mieux que tu le fais toi-même. Oui, c’est ça, dans cette image il y a quelque chose de plus offert, de plus donné, de plus assumé, comme je crois l’est cet album en comparaison du précédent. Et en même temps, effectivement, il y a quelque chose d’extrêmement mystérieux à soi et de très intime qui ne pourra jamais complètement se donner. Ce n’est pas seulement moi qui serais en refus de le donner, mais chacun d’entre nous qui ne peut pas tout livrer, tout donner. Tout n’est pas donné parce que tout n’est pas donné à soi en termes de compréhension, on ne se connaît pas soi-même pleinement, et il y a quelque chose effectivement de l’ordre de la pudeur et de l’impudeur qui se joue là et qui m’intéresse profondément.

Le fait d’apparaître sur des pochettes d’album, des vidéos, de se produire sur scène et d’y être photographiée change-t-il le rapport qu’on entretient à sa propre image ?

Pas vraiment. Il y a une forme de schizophrénie, c’est-à-dire que celle qui est sur les vidéos, sur les photos, je n’ai pas tellement l’impression que c’est moi. Je n’ai jamais véritablement apprivoisé mon image et je me regarde encore dans la glace comme se regardent les enfants et les adolescents avec intérêt, avec ahurissement et parfois un peu de frayeur. Je n’ai jamais véritablement réussi à avoir conscience de mes contours. Et c’est quelque chose qui m’est assez étranger. Si quelque chose a changé, c’est qu’avant j’en étais malheureuse, de cette incapacité à se reconnaître, à se définir à l’extérieur de soi, à se sentir des contours nets et précis. Maintenant, c’est quelque chose dont je joue, mais comme je jouerais d’un acteur qui ne serait pas moi, comme le metteur en scène de quelqu’un d’autre. Et ça me va bien, parce que c’est assez ludique et que ça me permet à la fois de le vivre avec une certaine distance et en même temps de ne pas fuir devant l’obstacle. Ça fait partie de la vie d’un artiste et de la vie tout court que la représentation de soi à l’extérieur. La musique, c’est la représentation de mon intérieur, mais il faut donner un contenant à ce contenu. Et j’accepte cette règle du jeu, d’autant plus facilement que j’en joue maintenant comme un enfant joue dans sa chambre.


Quand tu montes sur scène, on a parfois l’impression de te voir te transformer sous nos yeux. Pas comme si tu jouais un rôle, mais comme si quelque chose de profond remontait à la surface. On a quasiment l’impression de voir Chloé devenir Robi.

Effectivement, je ne suis probablement pas la même, mais moi, je ne me sens pas devenir Robi. Il y a très clairement quelque chose qui m’échappe, que je travaille d’ailleurs pour le maîtriser davantage, ne serait-ce que pour y prendre plus de plaisir, parce que parfois dans ce grand vertige il y a pas mal d’angoisse, de douleur, de terreur même. Et ça concerne essentiellement la scène, où évidemment il y a très peu ou pas du tout de mise en scène, et où c’est un rapport extrêmement organique et direct avec soi et avec l’autre. Et probablement que ce que tu vois naître, ce sont tous mes mécanismes de protection qui d’un seul coup se mettent en marche pour exister autrement, protéger la part intime et sociale de ce que je suis, et en même temps lui donner les moyens de se transcender. Donc c’est un truc un peu étrange, et quasiment animal.

Tu as récemment collaboré avec Radio Elvis pour une création qui consistait à présenter sur scène des versions complètement réarrangées de tes chansons, qui étaient très belles et surprenantes. As-tu redécouvert des choses, dans tes morceaux, qui pourraient orienter la direction du live à l’avenir ?

Je n’ai pas « découvert », mais ça m’a confirmée dans l’idée que nombre de mes morceaux appréciaient l’écho du silence, de l’absence, l’écho d’eux-mêmes, et qu’il fallait que je me méfie de ma tendance à vouloir surajouter des couches, du plaisir viscéral que j’ai à entendre beaucoup de bruit sur scène. C’était super beau de les entendre autrement, de les chanter autrement, et c’était beau que Pierre permette ça. Concrètement, il y aura peut-être un tout petit peu plus de guitares que sur le premier live, mais ça reste quand même un album clavier/basse et le live devrait retranscrire ça a priori, malgré l’expérience faite de ma réconciliation avec la guitare.

Les chansons de l’album semblent appeler à quelque chose de très différent en live de ce qui a été fait sur le premier. Est-ce que ce sera le cas ?

Ce sera probablement très différent, en tout cas j’ai envie de ce qu’induisent ces morceaux, et ce qu’induit mon état d’esprit du moment va vers quelque chose de probablement plus dépouillé encore, plus de silence, plus de vide, plus d’espace. Mais il y aura toujours de la tension, une forme de transe, d’exagération dans le bruit et dans la démesure. Mais en tout cas, j’ai effectivement envie que ces chansons trouvent sur scène le même espace de résonance que sur l’album. Et ça nécessite de leur donner plus de champ, plus d’horizon et donc plus de calme et de silence. Sûrement. On verra. Mais peut-être que je serai rattrapée par les démons de la rage et de la nécessaire énergie qui me protège du reste.

 


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publié par le 19/01/15