Il y a maintenant seize ans, nous tombions sous le charme tenace d’un album nommé Flicker, collection d’étranges pépites pop rock mâtinées de country déviante où s’entrecroisaient deux voix au timbre inimitable : celle d’Eszter Balint elle-même et celle de son violon. Charme si tenace d’ailleurs que l’album devait s’imposer comme l’une des bandes-son indissociables de cette période de notre vie.
Nous savions simplement à l’époque qu’Eszter Balint était aussi comédienne et avait trouvé l’un de ses rôles les plus notables dans le Stranger Than Paradise de Jim Jarmusch (rappelez-vous la jeune cousine Eva à la diction monocorde). Dans l’intervalle, on l’aura recroisée en caméo sur le Mustango de Jean-Louis Murat, sur l’album hommage à Gainsbourg du label Tzadik, aperçue dans un clip de Sonic Youth, manquée avec regret aux « Femmes s’en mêlent » en 1999 puis retrouvée en 2004 sur un deuxième album (Mud) auquel on n’aura, sans bien comprendre pourquoi, jamais adhéré pleinement.
Voie traversière
Et puis, dix ans plus tard, un troisième album voit le jour en empruntant la voie traversière du crowdfunding. La présentation nous frappe par son humilité : ces chansons existent, dit-elle en substance, et j’aimerais les partager avec vous. On s’empresse de soutenir l’initiative, ne serait-ce qu’afin de remercier l’artiste pour toutes ces heures passées en compagnie de Flicker. Et ce qu’on découvre en recevant plus tard ces dix chansons, on ne s’y attendait pas.
Airless Midnight évoque ces retrouvailles avec de vieux amis perdus de vue depuis des années et qu’on découvre tellement changés et tellement familiers à la fois : ils ont fait un bout de chemin depuis, avancé dans la vie, trouvé parfois une nouvelle voie que rien ne laissait présager. Ainsi en va-t-il de cet album, qui impressionne en premier lieu par sa maturité. La construction des morceaux est plus audacieuse, l’écriture plus ample, les émotions plus subtiles. L’album ose les ruptures de ton inattendues, dans une approche évoquant parfois le stream of consciousness, et les ambiances se mettent au service de textes à l’écriture fine et poétique, plus narrative que sur les albums précédents.
Instants de lumière
C’est ici l’œuvre, soupçonne-t-on, de quelqu’un qui a un peu vécu depuis notre dernière rencontre musicale. Vécu quoi, comment, on l’ignore, mais cette maturité transparaît nettement entre les lignes. On y distingue cet apaisement qui vient avec l’âge, quand chaque traversée de la nuit nous apprend à mieux goûter les instants de lumière. C’est ce qui rend si poignants les titres les plus introspectifs de la fin de l’album, en particulier le superbe « Exit at 63 » inspiré, aux dires d’Eszter Balint, par son propre père, et dont on ne peut que deviner le propos en filigrane : l’histoire de cet homme vieillissant qui perd ses clés, puis ses souvenirs, avant de quitter discrètement la scène. Un beau texte pudique sur une mélodie dont la tristesse feutrée vous émeut aux larmes.
On ignore quelle étiquette accoler à cet album anachronique, dans le meilleur sens du terme : il se contrefiche des modes et des tendances, porté par une véritable confiance en ce qu’il a à nous offrir. Un album téméraire, aussi, qui cherche moins à séduire l’auditeur qu’à l’emmener dans un voyage intime à l’issue incertaine. Il emprunte les chemins d’un rock atmosphérique à la composante americana nettement moins présente qu’autrefois, malgré quelques accents bluesy dans les guitares nonchalantes de « Calls at 3am », « Long Gone (This Is War) » ou « The Mother ». Les textures sonores sont riches et plus complexes qu’on ne le perçoit au premier abord ; les textes parlent de la mort et de la guerre, de la fin de l’enfance et du passage du temps, de relations dysfonctionnelles et de narrateurs plus ou moins dérangés.
Le chant des fantômes
On croise ici des guitares râpeuses et douces à la fois, des ballades aux couleurs délavées du petit matin, des stridences ponctuées de rugissements libérateurs (« Let’s Tonight It »), des moments d’apaisement sublimes (la fin de « Departure Song » où le décollement d’un avion devient un moment de quiétude absolue), d’autres plus nerveux comme le chaos sonore d’« All You Need » où le chant imprime une tension glaçante au leitmotiv (« I’m a man, a real man ») de cet homme qui élève sa violence interne au rang de vertu. Le tout porté par une voix versatile aux accents jazzy subtils et traversé parfois par sa voix jumelle, ce violon grinçant issu du fond des âges comme le chant des fantômes.
Airless Midnight est un album d’une classe insolente et d’une lucidité tranquille, à déguster aux petites heures de la nuit, loin de tout, pour s’en imprégner comme d’une fumée douce, d’une ivresse légère. Un album qui n’aura sans doute pas chez nous l’écho qu’il mériterait, aucune sortie française n’étant annoncée pour l’instant. Alors on lance une chronique à la mer, parce que c’est un bel album, un beau voyage et que ces choses-là doivent être écrites pour être partagées.