Loin de nous l’idée de vouloir réduire un album à une poignée de comparaisons faciles, à plus forte raison lorsqu’on évoque une artiste aussi unique et hors normes que Shara Worden alias My Brightest Diamond. Toujours est-il qu’au fil des écoutes de This is my hand, on aura souvent pensé au travail de Björk sur Homogenic. Les deux albums ont en commun de recourir aux sonorités électroniques pour parler du corps, s’adresser au corps ou réfléchir sur lui, dans un jeu de renvoi subtil entre le synthétique et l’organique.
L’alphabet du corps
La comparaison s’arrête là, mais l’impression s’attarde au fil des écoutes. Elle place l’album sous le signe d’une dualité qui s’exprime à différents niveaux que l’on effeuille l’un après l’autre. Des chansons sophistiquées pour revenir à des pulsions primitives (« Before the words » évoque les sensations d’avant l’apprentissage de la parole, les sons entendus avant la naissance ou dans la petite enfance) ; des morceaux dépouillés, presque détachés, qui détaillent le corps une partie à la fois, comme on récite un alphabet (« This is my hand/This is my wrist/This is my arm/This is my fist » sur la chanson-titre). Dualité inscrite jusque dans le titre de « Lover killer », construite à son tour sur l’opposition entre les différentes facettes d’une même personnalité (« On the one side/I can dream my future/On the other/I can feel my nature »). C’est tout l’art de Shara Worden, depuis toujours, de savoir marier les contraires : des chansons pop nourries de culture classique, ou peut-être l’inverse, des hymnes aériens portés par des cadences de boîte à rythme.
Fanfare et porte-voix
Bien que le corps semble ici une thématique centrale, on n’est pourtant jamais dans la pulsion rock qui s’adresse d’abord aux tripes. Chez My Brightest Diamond, la musique parle toujours au cerveau en premier lieu, maintenant avec l’auditeur une distance plus ou moins marquée selon les chansons. Paradoxe supplémentaire, le travail effectué sur les rythmiques est particulièrement prégnant ici. C’est d’ailleurs la première chose que l’on entend dès l’ouverture de « Pressure » et sa cadence de fanfare, qui évoque l’irrésistible vidéo où Shara Worden, porte-voix en main, dirigeait des musiciens dans les rues de Sundance devant les caméras de la Blogothèque.
Mantra contraire
This is my hand est un album qui flirte tout du long avec la distance et la froideur sans jamais franchir le point de non-retour qui lui aliénerait l’auditeur. Une chaleur diffuse règne sous la surface, transmise en premier lieu par la douceur et la pureté du chant, puis par les mille petits détails que les arrangements dévoilent peu à peu : les cuivres soulignant les refrains, le riff qui imprime toute sa tension à « I am not the bad guy ». Un frémissement de vie anime jusqu’aux plus dépouillées des chansons, qui marient les éléments a priori inconciliables pour susciter de magnifiques accidents, de petits instants de grâce aérienne. Sur le sublime « Resonance », vers la fin de l’album, des éléments disjoints se répondent, des rythmiques contraires s’affrontent, qui finissent par envoûter comme le plus beau des mantras.
Sublime résonance
Comme chaque album de My Brightest Diamond, à l’exception peut-être d’un All things will unwind plus chaleureux et immédiat, celui-ci demande que l’auditeur prenne le temps de l’apprivoiser. Mais c’est le pacte implicite conclu depuis toujours avec Shara Worden, dont la musique, même lorsqu’elle nous échappe, suscite toujours un respect infini. C’est la règle d’un jeu où patience et confiance sont le premier pas d’un chemin vers l’extase. Il faut se laisser gagner par les morceaux. Accepter d’abord de rester en dehors, de ne pas savoir par où saisir cet album, le laisser nous désarçonner tranquillement. On est récompensé au centuple quand, soudain, « Shape » se met à nous parler avec son riff lancinant et son chœur intriguant qui invite à la métamorphose (« Everybody take a shape ! »), ou quand « Resonance » nous émeut par la puissance de sa suggestion et semble s’adresser directement à nous : « I long to be known by you/A resonance between me and you ». C’est l’album qui choisit quand se produit cette résonance. Et quand elle survient enfin, elle est subite, elle est belle et tenace : la magie singulière de My Brightest Diamond a fait mouche une fois de plus.