Il y a souvent, lorsqu’on voit pour la première fois un artiste qu’on admire de longue date, un moment un peu irréel où il faut réussir à concilier la personne qui se trouve devant nous, humaine, concrète, assez proche pour qu’on distingue jusqu’au grain de sa peau, avec l’image qui a nourri notre mythologie personnelle. Ce soir, on ne se rend tout d’abord pas bien compte. C’est que Neneh Cherry a tellement peu changé depuis l’époque de Raw like sushi, elle est tellement conforme à son image, justement, qu’on la croirait tout droit sortie de l’écran de télé de notre adolescence à l’heure du Top 50. Et puis, en plein milieu du superbe « Across the water », l’un des rares morceaux lents et contemplatifs de la soirée, une grosse bouffée d’émotion nous saisit, sans qu’on sache bien si c’est lié au contrecoup de cette première impression ou à la façon dont sa voix s’élève dans l’espace, sa voix si belle aussi à l’aise avec les accents blues qu’avec le rap déluré.
Couleurs sombres, flamme intense
Le tout début du set laisse pourtant une impression un rien mitigée, un peu glaciale et chaotique à la fois. On soupçonne quelques problèmes techniques en la voyant faire des allers et retours vers la console après chaque morceau. Elle semble dans un premier temps concentrée et peu bavarde, et le deuxième titre du set, ce « Blank project » qui nous a tellement soufflés sur disque, en pâtit légèrement. Et puis, soudain, en plein milieu d’un morceau, quelque chose de différent s’enclenche. « Weightless », qui était un des titres a priori les mieux taillés pour le live, atteint d’un seul coup des sommets d’intensité qui nous laissent pantelants. Rythmique furieuse, danse proche de la transe qui la happe pour ne plus la lâcher, qui nous happe à notre tour. Voilà, le concert est lancé, il sera court mais ô combien dense et puissant. Flamboyant, pourrait-on dire, ardent et lumineux, à l’image de la silhouette de Neneh Cherry, vêtue d’une robe taillée dans une matière orange fluorescente qui se détache nettement même dans l’obscurité. Les couleurs de l’album Blank project sont froides et sombres, mais il y brûle une flamme intense. Le duo RocketNumberNine qui l’accompagne sur scène met en avant la rythmique épurée qui forme le squelette de ces dix chansons : clavier aux basses grondantes, batterie furieuse. Tout ce soir appelle à la danse, même sur certains titres auxquels on ne soupçonnait pas ce pouvoir sur disque, tel « Cynical » ou « Dossier » qui fera un final absolument ébouriffant.
Condamnée au punk
On s’y abandonne avec un plaisir d’autant plus grand que les interactions avec le public se multiplient. Elle s’avance régulièrement pour danser tout à l’avant de la scène, s’assied sur les retours juste devant votre matelote impressionnée, agrippe violemment son micro dont le pied vacille dangereusement à plusieurs reprises. Elle accueille même les nombreux pépins techniques avec un humour bon enfant. Quand l’un des deux micros qu’elle utilise sur un même morceau se démonte et oblige deux roadies à se précipiter sur la scène en évitant la collision, elle poursuit sans se laisser démonter puis ironise : « Je n’ai jamais réussi à être soigneuse. Je dois être condamnée au punk. » Lors d’une autre intervention, annonçant qu’elle aura cinquante ans dans quelques jours et la fierté qu’elle conçoit d’être là, à cet âge, sur cette scène, elle formule tout haut ce qu’on a souvent pensé depuis la découverte de l’épatant Blank project : peu de choses forcent autant l’admiration que les artistes capables d’évoluer réellement avec le temps. Et quand, parfois, on retrouve dans sa gestuelle celle de la toute jeune femme qui toisait l’écran avec une gouaille rieuse dans le clip de « Buffalo stance », on n’en est que plus ému encore.
Who’s that gigolo on the street...
Le concert était ce soir essentiellement destiné à défendre Blank project. Avant le rappel, le trio aura égrené la totalité de l’album, quasiment dans l’ordre, sans y intégrer de morceaux plus anciens, plus connus du public. Pour le rappel, il en sera autrement. Un seul titre, mais pas des moindres. Elle interrompt pourtant « Buffalo stance » après moins de trente secondes et demande au public, en échange de ce tube qu’elle lui offre, de se lâcher le plus possible. On est samedi soir, c’est le dernier morceau, destiné à nous faire danser, alors dansons. La chanson réarrangée se rapproche davantage des ambiances de « Blank project » que de la production d’origine, ce qui détourne en partie l’effet de nostalgie qu’on pouvait y associer. On est dans un adieu chaleureux, un dernier moment de communion, une dernière explosion avant le retour du calme. Le public s’y prête avec la ferveur des derniers instants éphémères.
Respect
En plus de nous avoir fait redécouvrir certains nouveaux morceaux sous un angle différent, le concert aura renforcé le respect déjà immense que nous inspire Neneh Cherry. Elle est bien plus qu’une simple icône de notre adolescence, qui a laissé sur le monde de la musique une empreinte beaucoup plus forte qu’on ne le comprenait alors. Bien plus qu’un simple nom associé à une poignée de tubes qu’on évoque avec nostalgie. C’est avant tout une artiste capable d’évoluer et de se renouveler sans cesse, doublée d’une véritable bête de scène. Une très grande dame, tout simplement.