On avouera une certaine émotion au moment de chroniquer cet album, au moment de l’écouter déjà. Voilà un projet que le hasard des rencontres nous avait fait suivre très tôt, dès sa création en mai 2012 à la Dynamo de Banlieues Blues de Pantin, bien avant qu’il ne soit question qu’un album voie le jour. L’enjeu était alors ailleurs : une semaine à peine pour préparer un concert à partir de chansons écrites à distance entre Bristol, Berlin et la région parisienne. L’occasion nous avait ensuite été donnée de passer une journée en studio lors de l’enregistrement. Personne ne recevra cet album exactement de la même manière que nous, et nous en sommes bien conscients en écrivant ces lignes. Mais deux ans plus tard, notre envie de faire découvrir ce magnifique projet est intacte.
Histoire de voiture
Ces précautions d’usage évacuées, de quoi s’agit-il ici ? De Carver, Raymond Carver, écrivain et poète américain dont sept musiciens (John Parish, Marta Collica, Gaspard LaNuit, Boris Boublil, Jeff Hallam, Csaba Palotaï et Marion Grandjean) ont exploré l’œuvre à travers un corpus de chansons partiellement repris ici. Les formes choisies pour ce faire sont aussi distinctes que leurs univers respectifs. John Parish, sur « That Car » qui ouvre l’album, opte pour un texte « à la manière de » pour raconter en quelques mots l’histoire d’un homme qui passe à côté de sa vie à force de convoiter la voiture de ses rêves. À l’opposé du spectre, Gaspard LaNuit fait entendre les propres mots de Carver dans des chansons construites autour de lectures de ses poèmes. « Le Pré », en particulier, émeut par ce qu’il dit entre les lignes de l’absurdité de la vie face à la réalité de la mort, à l’image de ce père qui « entre dans la fournaise en caleçon » parce que sa veuve a refusé de choisir dans quel costume l’enterrer. Csaba Palotaï et Boris Boublil font quant à eux le choix d’instrumentaux envoûtants, tout en ruptures de ton, balancements jazzy et chœurs célestes (« Blue Beard », « Playing Carver »).
Épure et collages
On pourrait citer encore « La Fine dei Segreti », seul morceau en italien, inspiré d’une nouvelle de Carver, où l’on reconnaît la patte mélodique toute en finesse de Marta Collica. Ou « The Fling » dans lequel Jeff Hallam insuffle l’épure extrême du blues, suggérant en peu de mots un moment précis d’une vie et le dilemme qui en résulte. Ou encore le morceau le plus intriguant de l’album, « Will you please be quiet, please » de Boris Boublil, étrange et angoissant collage de trois parties distinctes (instrumental, lecture, chœur lancinant) dont le refrain nous était resté en tête au terme du premier concert. On pourrait s’attarder sur chaque morceau et vous en détailler la spécificité, l’angle choisi, l’émotion particulière qu’il suscite. On se découvre chaque jour un nouveau morceau préféré, chacun d’entre eux à son tour. L’album, dans son ensemble, frappe par la multiplicité des voix et des genres musicaux explorés (rock strident, instrumentaux aériens, spoken word habité) mais aussi par l’impression de cohérence extrême qui s’en dégage. C’est d’ailleurs une constante dans le travail de producteur de John Parish, qui a sans doute œuvré dans ce sens en mixant l’album.
Variations sur une voix
Il peut sembler singulier, presque paradoxal, de faire entendre la voix d’un écrivain réinterprétée par des personnalités si différentes. Mais l’ensemble de ces variations forme un tableau splendide. Nous avions été frappés de constater, en live puis en studio, l’alchimie singulière qui se produisait chaque fois que les membres du groupe étaient en présence. L’album parvient à la capturer à son tour. C’est l’aboutissement d’une belle aventure, le début d’une nouvelle étape, et c’est un album passionnant à explorer. Qui donne, comme il se doit, une furieuse envie de découvrir ou redécouvrir l’œuvre de Carver pour y retrouver toutes les nuances que ces douze morceaux nous donnent à entendre.