Un album après l’autre, Suzanne Vega s’impose comme une sorte de phénomène tranquille. Par sa longévité (son premier album aura trente ans en 2015), par la qualité constante de sa musique et la finesse de ses textes, par sa manière subtile d’évoluer avec le temps. Il y a quelque chose d’exemplaire dans cette carrière qui flirte avec le paradoxe : celui d’une artiste mondialement connue pour une poignée de tubes mais dont l’œuvre se développe malgré tout dans une relative discrétion. Tout le monde connaît « Luka », l’arbre qui cache une luxuriante forêt. Moins nombreux sont ceux qui prennent la peine de creuser au-delà, sans savoir ce qu’ils perdent au passage.
Samples et gospel
Comme les albums précédents, Tales from the Realm of the Queen of Pentacles nécessite quelques écoutes pour dépasser une impression première de familiarité. Son timbre de voix, ses schémas d’écriture rendent ses chansons immédiatement identifiables ; mais en réalité, elle n’a jamais écrit deux fois le même album. Celui-ci surprend par sa tonalité globalement enjouée. Là où, sur d’autres, les morceaux trop ouvertement taillés pour devenir des singles étaient les moins convaincants, les plus entraînants sont ici les meilleurs. « I never wear white » et ses riffs lancinants, « Don’t uncork what you can’t contain » à la rythmique sautillante, qui intègre habilement un sample de 50 Cent aux sonorités orientales, ou encore « Jacob and the angel » rythmé par des claquements de mains et doté d’un refrain méchamment accrocheur. La couleur quasi solaire que dégage l’album le rapproche d’un Nine objects of desire envoûtant. Tales from the Realm of the Queen of Pentacles dégage une impression de grande cohérence qui ne tombe jamais dans l’uniformité. Il y a une ligne directrice, une couleur générale, dont chaque chanson propose sa propre version.
Une forme d’équilibre maîtrisé qui se reflète dans les arrangements. Tout du long, ils savent garder la bonne distance pour se mettre au service de la voix et des histoires (car le talent de Suzanne Vega est aussi, voire surtout, celui d’une conteuse). On les remarque à peine au départ. Mais quand on tend l’oreille, on est séduit par leur variété, soulignée par la densité du son : comme si ces arrangements s’adressaient discrètement au corps plutôt qu’à l’esprit, et qu’on les ressentait bien avant de les entendre. Même les chœurs façon gospel, qui gênaient parfois sur Beauty and crime, s’intègrent parfaitement au crescendo final de « Laying on of hands ». La sensualité légère qui imprègne ces morceaux renvoie au souvenir d’albums comme Nine objects of desire et 99.9 F° où certains morceaux (« Stockings », « Blood makes noise ») chamboulaient tranquillement les sens.
La main qui frappe ou qui caresse
Le corps, justement, la sensualité ou son refus, pourrait être l’une des thématiques centrales de l’album. Les textes tournent souvent autour d’une idée d’affrontement, d’ambiguïté ou de dualité. « I never wear white », où Suzanne Vega affirme comme une profession de foi son goût des habits noirs (couleur des gangsters, des poètes, des veuves et des hors-la-loi), peut faire sourire par son apparente légèreté. Jusqu’à ce qu’on s’aperçoive qu’elle porte en germe les questionnements abordés dans les autres chansons. Cette méfiance vis-à-vis du blanc, idéal de pureté factice et aveuglant, se retrouve dans les textes de deux morceaux emblématiques : « Laying on of hands », qui convoque les figures de Mère Teresa et du stoïcien Epictète et décrit le contact physique comme un langage ; et l’excellent « Song of the stoic » dont le héros, qui pourrait être un Luka devenu adulte, refuse les plaisirs d’un corps qui a trop connu les coups et la souffrance dans son enfance (« Ecstasy and pleasure come/At much too great a cost/I keep myself upon the earth/But measure what I’ve lost »). Une main peut frapper comme elle peut caresser ; un idéal désincarné peut enfermer dans une solitude extrême. Dans « Jacob and the angel », l’ange énigmatique que combat Jacob peut se révéler un allié comme un ennemi à vaincre. Et dans « Fool’s complaint », l’arrogante Reine des Pentacles du tarot apparaît bien moins sympathique que la figure du Fou qui s’en remet à la Providence.
Un élément liquide
Cette tension sous-jacente ne se révèle qu’au fil des écoutes et de la lecture des paroles, souvent masquée par la chaleur des mélodies. Ces mélodies qui coulent et roulent, étonnantes de fluidité, et qui ont toujours été la marque de fabrique de Suzanne Vega – on pense à « Language », sur Solitude standing, qui affirmait « If language were liquid, it would be rushing in ». Un élément liquide, c’est bien ce que sont cette voix, ces refrains dont la surface tranquille cache parfois des courants plus violents. Tales from the Realm of the Queen of Pentacles ne cherche pas à bousculer l’auditeur comme le faisait un 99.9 F° aux sonorités électroniques plus audacieuses. Il nous convie à un voyage envoûtant où les introspections tranquilles et les moments de ravissement sont nombreux. Une pierre de plus ajoutée à un solide et bel édifice sur lequel le temps semble n’avoir aucune prise. Plus les années passent et plus la maturité qui s’affirme dans l’écriture de Suzanne Vega force le respect.